Le débat sur l’indépendance de l’information a tendance à se focaliser sur le problème de concentration des médias. Ce phénomène inquiète, mais faut-il relativiser son impact sur l’indépendance de l’information ?

« À force de répéter qu’il y a un problème de concentration, il ne faut pas s’étonner que les citoyens s’en inquiètent », s’agaçait Florent Rimbert à l’Agora des États généraux de l’information lors des Assises du journalisme de Tours cette année. Pour le responsable du pôle développement numérique de l’Alliance de la presse d’information générale, « il ne faut pas diaboliser l’investissement dans les médias ». Un appel à relativiser la concentration, problématique qui cristallise souvent le débat sur l’indépendance de l’information. C’est pourquoi le Sénat a organisé la commission d’enquête Concentration des médias en France, fin 2021.
La “concentration” désigne le phénomène de contrôle des entreprises d’information par un petit nombre d’individus ou de groupes. Difficile de rendre compte objectivement de sa progression, puisqu’on trouve des chiffres différents selon les médias. Dans un article de l’Humanité de 2023 : « 81 % des quotidiens nationaux et 95 % des hebdomadaires d’information générale et politique, 40 % des cinquante premiers sites d’information, quatre radios généralistes, les chaînes de télévision privées, sont la propriété de huit hommes d’affaires milliardaires et de deux millionnaires ». Un article de la cellule de fact checking de Libération, Check news, dément en 2022 un chiffre repris dans le documentaire Media Crash – Qui a tué le débat public ?. Réalisé par Valentine Oberti de Mediapart et Luc Hermann de Premières lignes, il a reçu le prix Arnaud-Hamelin SATEV-FiGRA en juin 2023. Mais l’affirmation : « Neuf milliardaires détiennent plus de 90 % des grands médias, télévision, radio, journaux », est incorrecte.
Un mélange des genres qui pose problème
En France, ce débat « se développe dans le courant des années 80 et se polarise sur deux grands acteurs de l’époque : Robert Hersant, que l’on surnommait le “Papivore”, et Jean-Luc Lagardère, qui rachète le groupe Hachette, “la pieuvre verte” », explique Jean-Marie Charon, sociologue des médias. Au-delà du fait que Hersant rachète simultanément un très grand nombre de titres et même certaines radios, il a occupé les fonctions de député européen et a aussi siégé à l’Assemblée à droite de l’échiquier politique. « Il s’exprimait dans les colonnes du Figaro, en opposition frontale avec le gouvernement de l’époque, l’Union de la gauche. » En ce qui concerne Lagardère, il œuvrait dans les secteurs militaire, spatial ou encore de transport avec la société Matra, tout en dirigeant par la suite la société d’édition Hachette.
La concentration pose donc particulièrement problème lorsqu’il y a un mélange des genres, d’autant plus si les décideurs sont haut placés dans un domaine influent. Cela augmente considérablement le risque de conflits d’intérêts, donc d’interventionnisme, comme le raconte un journaliste qui est passé par l’un des plus grands journaux nationaux du pays. Il a souhaité rester anonyme. « Dans ce journal, une fois que le chemin de fer a été validé le matin et monté, les pages partent chez un responsable de l’actionnaire majoritaire, qui vérifie tout en amont. Un jour, une journaliste avait écrit un gros papier sur un grand dirigeant du Maghreb, qui devait sortir en ouverture du journal. Mais l’actionnaire espérait faire des affaires avec ce dirigeant, donc il a été transformé en un encadré de 800 signes en pied de page. La journaliste ne l’a pas signé. J’ai assisté à plusieurs pressions de cet ordre-là. Mais ce qui est sain, c’est que presque à chaque fois, la rédaction refusait de signer les papiers. » Aujourd’hui, il travaille dans un média indépendant.
« On s’aperçoit également que les industriels qui sont propriétaires de médias peuvent bénéficier d’un avantage comparatif par rapport à leurs concurrents au niveau de l’accès aux pouvoirs publics. Cependant, cela est impalpable et donc très difficile à analyser », explique Jean-Marie Charon. Une assertion qui est encore d’actualité, a minima au stade du doute. Rodolphe Saadé, qui a racheté les parts d’Altice Media à Patrick Drahi cette année, fait l’objet d’une série d’articles sur ses relations avec Emmanuel Macron.
Et comment ne pas citer l’amitié qui lie Bolloré et Éric Zemmour ? Attention cependant à ne pas tomber dans « le fantasme », prévient le sociologue. Même si, à force d’exemples, il est difficile de ne pas douter que ces interprétations correspondent à « un petit bout de réalité ».
Un autre aspect à prendre en compte : les avantages fiscaux que peuvent apporter les investissements dans la presse. « Plutôt que de payer des impôts sur les bénéfices, ils vont recycler ça dans les médias. » C’est en particulier le cas avec les entreprises d’information, qui « ne sont pas des entreprises comme les autres et qu’à ce titre, ils bénéficient par exemple d’un régime fiscal spécifique », comme l’est expliqué dans L’information est un bien public.
Quels impacts sur l’indépendance rédactionnelle ?
Si les potentielles stratégies politiques derrière l’investissement dans la presse sont difficiles à analyser, ce qui est observable, c’est que les journalistes ne traitent pas les affaires qui concernent les propriétaires de leur média. En tout cas, pas avec un regard critique et encore moins dans le but de révéler de potentielles infractions. Un fait que Pierre Petillault, directeur général de l’Alliance de la presse d’information générale (APIG), considère comme une « évidence ». « Le sous-entendu chez tous ces braves gens qui voudraient une indépendance absolue, c’est que la rédaction est quelque part propriétaire de la ligne éditoriale. Mais celui qui la définit c’est l’actionnaire et ça a toujours été comme ça. » La raison est « simple : il n’y a pas de distinction entre le projet entrepreneurial et la ligne éditoriale. Vous lancez ou vous achetez un journal pour avoir un discours. »

Pour lui, « il y a une large part de philanthropie ». On pourrait alors se demander pourquoi ils ne changent pas la forme juridique de leurs entreprises, pour que les bénéfices soient investis dans le média plutôt que distribués sous forme de dividendes. Ce à quoi il répond : « On ne peut pas vouloir à la fois une gouvernance horizontale, l’investissement extérieur, être payé mieux que les autres… ce n’est pas possible. Les milliardaires, ils sauvent les médias. Et pour un actionnaire industriel qui a des intérêts importants dans l’économie, s’il veut faire des affaires, il a besoin d’une société à peu près stable, à peu près démocratique ». Selon lui, un management à la Bolloré n’est pas une bonne stratégie économique : « La montée du populisme, ça menace leur business. Bolloré est dans un combat idéologique, mais c’est l’arbre qui cache la forêt ».
Entre idéal et pragmatisme
La position de l’APIG, syndicat qui réunit 295 titres parmi les plus distribués et lus du pays, est clairement opposée à celle des médias indépendants et du Syndicat national des journalistes. Le débat autour de l’indépendance lors de l’Agora aux Assises de Tours ne s’est pas déroulé dans un climat de dialogue que l’on pourrait qualifier de constructif. Au vu de la profondeur des désaccords, un consensus sur la régulation de l’indépendance de l’information semble lointain. Alors que les États généraux de l’information arrivent bientôt à leur fin, il serait préférable de trouver des points d’entente. D’autant plus que la division des acteurs du secteur pourrait avoir un impact sur la confiance des citoyens dans les médias, déjà en petite santé.
Pour Jean-Marie Charon, il y a moins un problème de concentration en soi, que d’indépendance des rédactions. « Certes, le pluralisme de l’information passe par une pluralité de propriétaires. Mais si vous prenez la situation dans chaque titre indépendant, à l’époque de la révolution française, les rédactions étaient complètement soumises à la ligne éditoriale du propriétaire. » Autrement dit, des ingérences pourraient tout à fait se produire dans des médias indépendants, pour des raisons de gouvernance notamment. Prenons l’exemple du Média, cofondé par Sophia Chikirou, qui a assuré la rédaction en chef pendant un an. Elle a fait l’objet d’un Complément d’enquête où est dévoilé son style de management particulièrement sévère. Ou encore le cas de Blast – le souffle de l’info, fondé par Denis Robert, sur lequel Arrêt sur images a réalisé une enquête qui dévoile des cas de harcèlement au travail notamment. Serge Faubert, ancien salarié, assure avoir été censuré à Blast, ce que la direction a démenti. Mais le SNJ a publié un communiqué expliquant que la direction n’apprécierait par les syndiqués…
Autre problème : sur le plan juridique, cet enjeu est extrêmement difficile à résoudre. « Depuis la loi de 35, on a la clause de conscience et la clause de cession parce qu’on a bien intégré qu’une rédaction, ce n’est pas un collectif indépendant. C’est un collectif qui travaille avec un lien de subordination, par rapport au directeur de la publication. » Mais ces protections juridiques sont insuffisantes pour protéger la plume des journalistes, pour ceux qui défendent une indépendance totale des rédactions.
Dans le même secteur professionnel, la vision de ce qu’est ou doit être le journalisme est hétérogène. Comme l’explique le sociologue Érik Neveu dans Sociologie du journalisme, ce métier est « pluriel, morcelé selon médias et spécialités. La montée de la précarisation ronge sa cohérence ». L’expression “quatrième pouvoir” pour le désigner est-il un idéal devenu ridicule pour certains acteurs du monde de l’information ? Pour Pierre Petillault, « les journalistes ont une tendance naturelle à jouer au chevalier blanc, ils se prennent tous pour Albert Londres ». Comme l’écrit pragmatiquement Serge Halimi en 1997 dans Les nouveaux chiens de garde : « L’information est bien devenue un produit comme un autre, achetable et destiné à être vendu, profitable ou coûteux, condamné sitôt qu’il cesse de rapporter. […] Pourtant, syllogisme miraculeux, on voudrait que le journalisme échappât aux règles qui structurent le reste du monde social. […] On se rêvait l’héritier de Bob Woodward, on est le tâcheron de Martin Bouygues ».